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La guerre en Ukraine - par Yves Doutriaux, Conseiller d’État, Professeur de Géopolitique à l'Université Paris-Dauphine (France)

 

Yves Doutriaux, Conseiller d’État, Maître de conférences en droit public et management public Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Professeur de Géopolitique, Université Paris-Dauphine. Ambassadeur de France auprès de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe à Vienne (2003 à 2006) (France)

Malmö 13 avril 2023 

 Le 24 février 2022, l’opinion publique européenne apprend l’invasion – circonstance inédite- par la fédération de Russie, un Etat membre permanent du Conseil de sécurité doté de l’arme nucléaire, de l’Ukraine, un Etat souverain européen, associé de l’Union, qui n’avait en rien provoqué une telle agression.

1-Comment en est-on arrivé à cette guerre de haute intensité ? 

Même si, contrairement au président Biden, la plupart des dirigeants européens n’avaient pas anticipé l’invasion russe, l’attaque du 24 février est intervenue dans un contexte ancien de tensions grandissantes entre l’Ukraine et la Russie et plus largement entre la Russie et les pays occidentaux :

1-1-des relations de plus en plus tendues entre la Russie et l’Ukraine :

a) la révolution « orange » de 2004, une « révolution de couleur » qui fait suite à la révolution des roses en Géorgie en 2003. Dans les deux cas, des scrutins truqués -comme le constatent les observateurs de l’OSCE- qui provoquent des manifestations puis de nouvelles élections amenant une nouvelle génération de leaders orientés vers la coopération euro-atlantique plutôt que vers la Russie ; pour Moscou, ces révolutions seraient actionnées en sous-main par les occidentaux qui chercheraient à évincer la Russie de sa sphère d’influence ;

b) la révolution de Maïdan à l’automne 2013 provoquée par le refus du président Ianoukovitch, sous pression de la Russie, de signer un accord d’association avec l’UE. La Russie estimait qu’un tel accord serait contradictoire avec le projet de Poutine de communauté économique eurasiatique. En février 2014, en dépit de la médiation de Fabius et Steinmeier, Ianoukovitch s’enfuit en Russie et de nouvelles élections présidentielles sont organisées. Dans la confusion générale, la Russie s’empare de la Crimée et y organise un référendum d’annexion sans contrôle des autorités ukrainiennes et d’organisations internationales. L’UE et les Etats-Unis adoptent des sanctions politiques (exclusion de la Russie du G8) et économiques contre la Russie qui prend des « contre-mesures » économiques contre l’UE (ce qui a facilité le développement de l’agriculture russe). Parallèlement, la Russie soutient un mouvement sécessionniste dans le Donbass à Louhansk et Donetsk. Une véritable guerre civile soutenue par des personnels et des matériels russes s’engage entrecoupée de cessez-le-feu surveillé par des observateurs non armés de l’OSCE (700 observateurs répartis sur l’ensemble du territoire ukrainien selon l’exigence de la Russie mais qui n’ont jamais pu accéder à la Crimée) ; il est vrai que la Rada, le parlement ukrainien, avait à tort supprimé le caractère officiel de la langue russe dans l’est de l’Ukraine, ce qui a été exploité par les sécessionnistes.

c) La France et l’Allemagne apportent leur parrainage aux accords dits de Minsk de février 2015 prévoyant un cessez-le –feu dans le Donbass, des échanges de prisonniers, le retrait des armes lourdes, un « statut spécial » pour les régions de Donetsk et Louhansk garanti par la Constitution de l’Ukraine, des élections sous contrôle international, le contrôle par l’Ukraine de sa frontière avec la Russie…Mais les discussions entre les parties (Ukraine, Russie, sécessionnistes sous l’égide de l’OSCE) n’ont pas permis de mettre en œuvre ces accords : les Russes ont soutenu que l’Ukraine n’avait pas modifié sa Constitution pour y introduire le statut spécial tandis que l’Ukraine, n’ayant pas recouvré le contrôle de sa frontière avec la Russie, a soutenu qu’elle ne pouvait pas sérieusement dans ces conditions préparer un statut spécial et des élections sous contrôle international. A posteriori, on peut se demander si la Russie et l’Ukraine avaient sincèrement l’intention d’honorer les accords de Minsk.

d) les approches vers la Russie de Zelenski élu en 2019 – sur le thème de la lutte contre la corruption-par 75% des électeurs sont rejetées par Moscou.

1-2- des relations de plus en plus froides entre la Russie et l’ouest :

a) l’action de l’OTAN contre la Serbie au Kosovo en 1999 sans aval du Conseil de sécurité avait été contestée par la Russie – et la Chine- comme contraire au droit international ; en 2003, la Russie comme la France et l’Allemagne condamnent l’invasion de l’Iraq par les Etats-Unis alors que les attentats de septembre 2001 avaient suscité l’unanimité contre Al Qaeda (Poutine avait lancé la seconde guerre contre les Tchétchènes et les Chinois se préoccupaient des Ouigours) ;

b) les dirigeants russes ont vu dans les « révolutions de couleur » des mouvements soutenus par l’ouest pour mettre en cause la présence de la Russie dans son « environnement proche » constitué par les anciennes républiques soviétiques ;

c) si, au début de son mandat, Poutine avait semblé ouvert au développement des relations euro-russes (cf les « quatre espaces » proposés en 2003, soutien de l’UE à l’entrée dans l’OMC ), il a considéré, lors de son discours à la conférence de Munich sur la sécurité février 2007, que l’élargissement de l’OTAN est « une provocation sérieuse abaissant le niveau de la confiance mutuelle ». « Que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du pacte de Varsovie en citant le secrétaire général de l’OTAN(Werner) en 1990 selon lequel l’OTAN était « prête à ne pas déployer ses troupes en dehors du territoire de la RFA » ; « nous sommes témoins d’un mépris des principes fondamentaux de droit international, presque tout le système du droit d’un seul Etat, les Etats-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines et est imposé à d’autres Etats… ». Cette vive critique publique, devant Mme Merkel et le secrétaire américain à la défense, Robert Gates, de l’hégémonie des Etats-Unis et du « système unipolaire » a jeté un froid dans les relations entre l’occident et la Russie.

d) en août 2008, l’armée russe envahit une partie du territoire de la Géorgie et s’approche de la capitale Tbilissi. En dépit de l’accord de cessez-le-feu signé lors d’une visite de Sarkozy, alors président du Conseil européen, la Russie n’a pas retiré ses troupes des provinces sécessionnistes et a reconnu l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie ;

e) l’annexion de la Crimée en 2014 a dégradé considérablement les relations de l’ouest avec la Russie ;

Au moment de l’invasion du 24 février 2022, Poutine a relevé une « menace fondamentale pour la sécurité de la Russie constituée par l’élargissement de l’OTAN vers l’est et au rapprochement de son infrastructure militaire vers les frontières russes ». « D’où vient ce mépris envers nos intérêts légitimes ? ». « Sans autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies, une opération militaire sanglante a été menée contre Belgrade, après cela a été le tour de l’Irak, de la Libye, de la Syrie. L’occident a soutenu le séparatisme et des bandes de mercenaires dans le sud de la Russie dans les années 1990 et au début des années 2000. Nous avons tenté sans succès de nous entendre avec les Etats-Unis et leurs alliés sur des principes de sécurité en Europe et le non élargissement de l’OTAN » (…).

f) glaciation des relations entre l’UE, les Etats-Unis et la Russie : 

-sanctions politiques (exclusion du Conseil de l’Europe, du Conseil des droits de l’homme des Nations unies par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 7 avril 2022 (93 pour, 24 contre, 58 abstentions); en représaille, la Russie a dénoncé la convention européenne des droits de l’homme si bien que la Cour européenne des droits de l’homme ne peut plus être saisie d’atteinte nouvelles à ces droits en Russie(lesquels sont de plus en plus bafoués).

-sanctions économiques : Il y avait déjà des sanctions depuis 2014 ; puis des sanctions prises la veille de l’invasion lorsque la Douma a reconnu le 23 février l’indépendance des deux « républiques » de Donetsk et de Louhansk (351 membres de la Douma et 27 personnes) ; restrictions à l’accès aux marchés financiers de l’Union européenne.

Depuis l’invasion, 10 trains de sanctions ont été décidées par l’Union : deux types de sanctions :

- sanctions générales : relations de transport aérien, maritime et terrestre, relations financières dont SWIFT, suppression de la clause de la nation la plus favorisée, interdiction des importations de charbon puis de pétrole- avec exceptions-, de bois, ciment, d’alcool, embargo sur les exportations de matériels sensibles- microprocesseurs etc.. -,de produits de luxe, suspension de la diffusion de Russia Today et Spoutnik, interdiction des investissements dans le secteur énergétique…

- sanctions individuelles -gel des biens et interdiction de visas - pour les oligarques et personnes et entités vues comme responsables de près ou de loin de l’invasion à commencer par Poutine et Lavrov. Total :1200 personnes, une centaine d’entités ciblées par les sanctions individuelles.

Effets des sanctions sur la Russie dont le PIB a baissé de 4,5 % en 2022 selon la banque mondiale, soit une baisse moins forte que prévue. L’inflation s’est élevée à 14 % en 2022 selon le FMI, l’OCDE et la banque mondiale.

 La Russie dépendait de l’Europe à 45% pour les importations de produits de haute technologie semi-conducteurs et missiles de précision. Presque tous les constructeurs automobiles étrangers se sont retirés entrainant une baisse de 97% de la production automobile. Pas de pièces de rechange pour les 700 avions civils russes de fabrication étrangère. 

Si l’effet- prix de l’énergie a permis à la Russie de continuer à engranger des sommes considérables finançant la guerre en Ukraine, ce pays est obligé de trouver d’autres acheteurs qui exigent des rabais (Chine, Inde etc…). 

 g) aides de l’UE à l’Ukraine : 

-accueil des personnes déplacées avec un statut favorable de protection temporaire ;

-aides économiques et humanitaires. Une aide « macrofinancière » de 9 milliards a été accordée par le Conseil européen des 23/24 juin 2022 puis une aide de 18 milliards a été décidée pour 2023 (Conseil européen du 10 décembre 2022) en prêts avec période de grâce de 10 ans et subventions.

-de manière inédite, financement par l’UE de fournitures y compris létales destinées aux forces armées ukrainiennes : c’est la « facilité européenne pour la paix » : 

Total 3,5 milliards (mars 2023). En outre des formations militaires ont été décidéee le 30 août 2022. A ce chiffre, il faut ajouter les aides de chaque Etat membre.

A comparer avec l’aide américaine qui s’élève à près de 75 % des fournitures militaires et qui porte aussi sur des formations et le renseignement…

-statut de candidat accordé à l’Ukraine par le Conseil européen du 23 juin 2022, un geste politique sans effet immédiat car la négociation sera nécessairement longue en l’état actuel de l’Ukraine (état de guerre, corruption…).

-création d’une « communauté politique européenne » dont le 1er sommet s’est réuni le 6 octobre 2022 à Prague : cette communauté n’est pas un substitut à l’adhésion, et prévoit une coopération concrète en matière de sécurité, d’énergie, de convergence économique et sociale ; la Turquie et le Royaume-Uni ont été invités. La prochaine réunion est prévue en Moldavie- un autre pays menacé-, puis en Espagne et enfin en 2024 au Royaume-Uni.

2-La gravité des conséquences humaines et matérielles :

a) plus de 7 millions de réfugiés en Europe avec ce statut favorable de protection temporaire –un an renouvelable jusqu’à 3 ans, droit au séjour dans toute l’UE, accès au marché du travail, soins et scolarisation - pour la première fois mis en place dans le cadre d’une directive de 2001 en cas d’afflux massif de personnes déplacées. La Pologne accueille près de 1,5 million déplacés, l’Allemagne 900000, la France 100000 – dont 90% de femmes et enfants. 

b) crimes de guerre, crimes contre l’humanité : saisine de la Cour pénale internationale par l’Ukraine, pourtant non Etat partie au statut de Rome, et de nombreux pays européens ; « juridiction universelle » actionnée par plusieurs parquets d’Etats européens. Missions d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et de l’OSCE, qui a actionné le « mécanisme dit de Moscou » qui peut être activé même en l’absence d’unanimité des Etats participants de l’OSCE. L’Ukraine demande la création d’un tribunal spécial « hybride » pour juger le crime d’agression appelé aussi crime contre la paix commis par les dirigeants russes. Création d’un bureau d’enquête à La Haye au sein de l’agence Eurojust de l’UE coordonnant le recueil de preuves du crime d’agression. Réflexion sur la possibilité d’utiliser les revenus des avoirs gelés des personnes sous sanction pour contribuer à la reconstruction de l’Ukraine et la rétribution des victimes. En mars 2023, la CPI lance un mandat d’arrêt pour crimes de guerre contre Poutine et de la commissaire aux droits des enfants de Russie pour déportation de milliers d’enfants ukrainiens.

3- Les bouleversements dans le monde induits par ce conflit :

La guerre n’est pas mondiale mais a des effets mondiaux. C’est une guerre « mondialisée » (selon le professeur Bertrand Badie)

a) conséquences économiques et énergétiques en Europe :

-immédiatement, le modèle allemand de dépendance au regard du gaz russe (North Stream 1 et 2 ) a été remis en question ;le principe selon lequel le « doux » commerce (Montesquieu) favorise la paix est battu en brèche. 

-Forte augmentation des prix de l’énergie dès avant l’invasion et des matières premières (céréales, engrais) frappant des économies sortant de la crise du covid à commencer par les pays les plus pauvres ; mais les prix du gaz sont revenus en 2023 à leur niveau antérieur à l’invasion.Coalition de la Russie avec l’OPEP pour réduire la production de pétrole et maintenir ainsi des cours élevés.

-Effet de la guerre sur la politique énergétique de l’UE et de ses Etats membres : coordination des importations de gaz, mode de calcul du prix de l’électricité, relance du nucléaire…Contradiction entre le recours au GNL issu notamment du gaz de schiste des Etats-Unis, émetteur de gaz à effet de serre, et la politique de transition énergétique. 

-Effet sur le pouvoir d’achat et sur l’opinion publique en Europe et aux Etats-Unis ; vers une lassitude d’une partie croissante de l’opinion avec d’importantes différences entre les Etats membres comme le démontrent les situations de la Hongrie ou de l’Italie même si Mme Meloni soutient l’Ukraine contrairement à son partenaire Salvini. Cette lassitude s’observe également aux Etats-Unis avec des différences entre les électeurs démocrates et républicains.

Source Parlement européen (janvier 2023) :

b) Conséquences politiques : 

Au sein de l’UE : 

-Déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’est qui avait anticipé l’invasion contrairement à l’ouest. Divisions internes au sein du groupe de Visegrad puisque la Hongrie défend des positions diamétralement opposées à celles de la Pologne. Affaiblissement du « couple franco-allemand » dans ce contexte.

-Effet de la guerre sur le thème de « l’autonomie stratégique » –Europe de la défense- cher à la France et Macron ? Dans le sens du renforcement de l’Europe de la défense : l’UE a adopté une « boussole stratégique » en mars 2022 et finance par la facilité de consolidation de la paix des armes létales destinées à l’Ukraine et des formations de militaires ukrainiens. Les Etats membres de l’UE fournissent des armes de plus en plus « offensives »(chars…).Le Danemark a mis fin à son opting out au regard de la politique de sécurité et de défense commune. La boussole recommande une réaction coordonnée face aux cyber-attaques, des mesures préventives et des sanctions contre leurs auteurs. L’Union doit aussi lutter contre les activités de manipulation de l’information et d’ingérences menées depuis l’étranger dont la Russie dans le cadre de sa guerre hybride. Les risques et menaces dans l’espace sont également pris en compte par l’agence européenne de défense ou l’agence spatiale européenne. 

-En même temps, renforcement de l’OTAN, qui était « en état de mort cérébrale » selon Macron (2019), en voie d’élargissement à la Suède et la Finlande. Est-ce un renforcement de la dépendance de l’Europe au regard des Etats-Unis et de son industrie d’armement sauf à imaginer à long terme la reprise de la tendance du « pivot » des Etats-Unis vers l’indopacifique, la Chine étant d’ailleurs un « rival systémique » de l’UE selon la « boussole stratégique » ? 

-Réarmement inédit de l’Allemagne qui revient sur ses réflexes antimilitaristes issus de la 2ème guerre mondiale : 100 milliards d’euros et 2% du PIB. Quels effets en attendre sur le couple franco-allemand ? Une coopération en matière d’armement, tel le SCAF- Système de Combat Aérien du Futur- ou des achats de matériels américains « sur étagère » ? 

-préparation des populations au regard des nouvelles menaces de la guerre hybride ;

Ainsi, pour la France, selon Macron à l’occasion de la présentation d’une nouvelle revue nationale stratégique (Toulon 9/11/22) :

Nous devons faire pivoter notre économie, nous adapter au nouveau contexte, pousser avec notre industrie de défense vers de nouveaux efforts et nous mettre en posture d'économie de guerre ». Dans le cas d'un conflit de haute intensité nous concernant directement, cela se jouerait évidemment sur une tout autre échelle. Et c'est une véritable mobilisation industrielle et économiqueque nous devons avoir » .L’ensemble de la Nation doit se mobiliser « dans une posture de vigilance en cas de crise grave »./ « L’esprit de résilience et de planification doit irriguer nos ministères » par la réserve, les services civiques, et le « grand projet de service national universel » afin de lutter contre les « menaces logistiques, énergétiques, environnementales, informationnelles, culturelles et psychologiques (…) Il ne s’agit pas de militariser la société, mais de renforcer l’esprit de résilience, sa force morale, et de faire converger toutes ses forces vives, militaires comme civiles, pour la défense de notre souveraineté ». Une garde nationale de 165000 personnes (35 jours /an) « ambassadeurs de leurs actions dans la société française »).

Une loi de programmation militaire vient d’être présentée au Parlement (413 milliards sur 2024-2030). Elle comprend notamment la modernisation de l’arme nucléaire, un nouveau porte-avion à traction nucléaire, la lutte anti-drones, les munitions et le maintien en condition opérationnelles des matériels. Elle tient compte du large éventail des problèmes stratégiques des fonds marins à l’espace extra-atmosphérique en passant par la cyber et la désinformation. La France veut à la fois tenir son rang dans la défense de l’Europe tout en tenant compte de ses engagements extérieurs en Afrique, les outremers et sa zone économique exclusive y compris dans l’indopacifique.

Dans le reste du monde :

-Si une large majorité des Etats membres de l’ONU- 141 pour , 35 abstentions et 5 contre une résolution de l’AG condamnant l’invasion le 2 mars 2022, 143 Etats pour, -35 abstentions et 5 contre, le 13 octobre 2022, une résolution condamnant l’annexion des quatre oblasts le 30 septembre 2022, 141 Etats pour, 32 abstentions et 7 contre une résolution exigeant le retrait des forces russe le 23 février 2023, à l’occasion du 1er anniversaire de l’invasion - ont condamné l’agression par la Russie de l’Ukraine, seuls l’UE et les Etats-Unis ainsi que le Japon, le Canada, l’Australie, la Corée du sud ou la Suisse ont sanctionné la Russie.

Mais une minorité d’Etat, soit une majorité « démographique » selon la Russie, - dont la Chine et l’Inde ou l’Afrique du sud- a refusé de condamner l’invasion tout en s’inquiétant des menaces nucléaires et des effets économiques de la guerre, la Chine étant dépendante du commerce international. Mais l’Inde et la Chine ont accru leurs achats de pétrole russe permettant à la Russie de compenser la perte du marché européen et ainsi continuer de financer la guerre.

Beaucoup en Afrique, au Moyen-Orient – relations entre l’OPEP et la Russie- OPEP+- , relations entre la Russie et Israël - , en Asie , en Amérique Latine -the « rest of the world » - considèrent que l’Ukraine est l’affaire de « l’occident » qui a trop longtemps dominé le monde depuis la fin de la guerre froide. D’où le succès de la désinformation conduite par la Russie en Afrique selon laquelle les sanctions occidentales- et non pas le blocage des ports ukrainiens par la marine russe- auraient renchéri le prix des céréales. Ou la désinformation de source russe sur le « néocolonialisme » de la France, dont les troupes au Mali ont été remplacées par des mercenaires du groupe Wagner, présents aussi en République centrafricaine ou au Mozambique. D’où l’importance de l’accord temporaire conclu avec la médiation de la Turquie et du Secrétaire général de l’ONU permettant l’exportation de céréales en provenance d’Ukraine. 

Conclusions à en tirer : il convient de relancer la politique extérieure de l’UE vers l’Afrique, l’Inde tout en maintenant un dialogue avec la Chine sur des sujets d’intérêt commun (climat, santé) y compris litigieux (dumping, propriété intellectuelle...). L’Europe n’a pas forcément intérêt à prendre position sur la rivalité Etats-Unis/Chine dans le Pacifique même si elle a des intérêts à défendre dans l’indopacifique (libre circulation sur les voies maritimes internationales…).

4-Comment en sortir ?

La résilience de l’Ukraine a surpris la Russie qui a dû retirer ses troupes en mai 2022 puis entre août et novembre d’une partie des territoires rapidement conquis en février 2022.Le président ukrainien veut rétablir l’intégrité des frontières de 1991 y compris le Donbass et la Crimée, conformément à un plan de paix en 10 points présenté au G20 de Bali en décembre 2022, plan qui inclut le jugement des criminels de guerre. Le statut de la Crimée pourrait-il faire l’objet d’une négociation ? 

Le but de guerre évolutif de Poutine reste incertain : à l’origine, il s’agissait de provoquer un changement de régime à Kiev, puis le 30 septembre 2022 d’annexer quatre oblasts. Aujourd’hui il s’agit selon Poutine d’une guerre contre l’occident. A ce stade, en dépit des échecs militaires, on voit mal Poutine renoncer aux annexions de la Crimée et du Donbass.

Les médiateurs potentiels : la Turquie profite de sa situation géographique pour s’imposer comme médiateur (échanges de prisonniers, accord en juillet avec l’ONU sur les céréales pour 4 mois renouvelé en novembre puis en avril 2023 pour 2 mois seulement) ; la Chine qui a annoncé un ambigu « plan de paix » en 12 points en février 2023 (intégrité territoriale mais cessez-le-feu sans mention d’un retrait russe) ; l’Inde ; Israël voire le Brésil.

Les scénarios :

-une guerre qui se prolonge pour aboutir à un conflit plus ou moins gelé à l’instar de nombreux conflits dans le monde (Chypre, Palestine, Sahara occidental, Géorgie, Arménie/Azerbaïdjan, Corée, Moldavie….).La Russie dispose d’une population importante et, en dépit des sanctions, de ressources qui restent significatives, avec la complicité de la Corée du nord, de l’Iran et de manière plus prudente de la Chine ;l’Ukraine, avec l’aide des occidentaux- même avec des réserves sur certains types d’armements : les tanks ayant finalement été livrés, il reste des hésitations pour fournir des avions, de l’artillerie à longue portée susceptible d’atteindre le territoire russe-, reste déterminée à l’offensive en vue de récupérer tous les territoires conquis depuis 2014 y compris la Crimée ;

-une extension du conflit par la Russie contre les pays de l’OTAN en faisant appel à la panoplie de la guerre hybride (cyber-attaques, désinformation, prix de l’énergie, menace nucléaire, utilisation de la Corée du nord ou l’Iran voire de Serbes de Bosnie comme proxies etc…). Mais les pays de l’OTAN se sont dotés de moyens de cyberdéfense tandis que des experts russes en cyber ont quitté leur pays notamment pour échapper à la mobilisation. L’UE a mis en œuvre une politique visant à se passer progressivement de la Russie pour son approvisionnement énergétique tandis que le prix du gaz est retombé à son niveau de 2021. 

-un effondrement du régime de Poutine ? Mais des prétendants à la succession de Poutine (Prigogine, Kadyrov…) seraient tout aussi nationalistes sinon davantage tandis que les modérés seraient minoritaires. Relative apathie de la population sachant que les opposants ont été muselés ou sont partis à l’étranger.

-à terme un accord de paix assorti de garanties à long terme pour la sécurité d’abord de l’Ukraine et aussi de la Russie (afin de répondre au discours relatif à « l’encerclement de la Russie » par l’OTAN) est-il envisageable ? Serait-il possible d’organiser un référendum sous contrôle international en Crimée avec un corps électoral correspondant à sa population en 2014 ? Pourrait-on faire revivre l’OSCE, les accords multilatéraux sur la maitrise des armements conventionnels et les mesures militaires de confiance (observation des manœuvres militaires, accord « ciel ouvert » permettant le survol des installations militaires, transparence des budgets militaires…), accords de limitation sur les armes nucléaires stratégiques entre les USA et la Russie (new START suspendus par la Russie en février 2023) ….

Luuk van Middelaar, historien et philosophe politique, professeur à l’Université de Leyden, conseiller politique du premier président élu du Conseil européen Herman Van Rompuy disait lors d’une série de conférences au collège de France en 2021 (intitulée « le réveil géopolitique de l’Europe ») que la pandémie de la covid-19 obligeait les Européens à se positionner dans l’espace- les frontières de l’UE-, dans le temps- nous sommes vulnérables- et dans le mouvement, donc de la capacité de changement, c’est-à-dire du récit de l’histoire qui nous entraine du passé vers l’avenir. Ainsi la guerre en Ukraine force les Européens, pour citer à nouveau van Middelaar « à retourner dans l’Histoire en poursuivant des objectifs de puissance, en délimitant leur espace et en faisant résonner ce qui fait de nous une communauté de récit ». Tel est le défi posé par la guerre en Ukraine aux peuples européens et à leurs dirigeants.

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